Le
dragon dans la mythologie germano-scandinave
La mythologie germanique est intensément
foisonnante de mythes, de légendes et de prophéties assez sombres, et de
croyances profondes qui ont engendré notre civilisation d’Occident sans que
nous en soyons conscients, et est de nos jours pratiquement oubliée. Sa vision
très noire du monde et des hommes, et sa grande lucidité sur leur devenir, a
donné lieu à de très belles légendes et à des épopées fabuleuses à la fois
sanglantes et poétiques. Il était naturel qu’on conférât au dragon-serpent une
place aussi importante dans la cosmogonie nordique, lui qui symbolise si
aisément l’union des contraires et la fascination de l’Inconnu. Evoquer toutes
les apparitions et interprétations du mythe serait impossible à réaliser en si
peu de pages ; surtout qu’à la différence du dragon chinois, élément essentiel
de la tradition et de la pensée chinoise, le dragon scandinave est d’une part
moins connu (même si les descendants des Vikings et des anciens Saxons vivent
encore, les anciennes croyances germaniques ont presque complètement disparu,
et très peu d’écrits demeurent) et d’autre part, il symbolise moins une entité
d’esprit qu’une force maléfique.
Car le dragon des Vikings, celui qui ornait la proue des Drakkars partis à la
conquête du Monde vaste, n’est pas un philosophe : c’est un monstre, au sens
antique et contemporain du terme. Engendré par des créatures mauvaises ou par
des éléments hostiles, il déploie sa grande force à faire le Mal et à nuire,
encore plus qu’aux hommes, aux dieux qu’il contre sans cesse. En ce sens, il
est bien plus proche de la conception chrétienne du reptile sournois et tentateur
que de la vision très colorée et philosophique des Asiatiques ; mais il faut se
rendre à l’évidence que nous devons à cette mythologie-là plutôt qu’à celle de
Confucius. Pourtant, elle nous est à présent si obscure qu’on la connaît bien
moins que sa sœur d’Asie. En raison de quoi, il s’avère nécessaire de rappeler
quelques principes fondateurs de cette mythologie.
Il est impossible de connaître précisément
la nature des croyances des anciens peuples germaniques. Développées bien avant
l’ère chrétienne, elles nous ont été livrées par les historiens médiévaux qui
les ont de beaucoup déformées, en raison surtout de leur paganisme évident. Et
comme il y a excessivement peu de traces écrites de ces croyances, pratiquées
par des peuples pour qui l’écriture n’en était encore qu’à ses débuts à leur
origine, les seuls témoignages qui nous restent sont les sagas, ces fameux
poèmes épiques vantant les exploits de héros prodigieux. Cet ensemble de
croyances est en vérité double : d'une part la mythologie d'origine scandinave,
très ancienne et qui a jeté les bases complexes des religions européennes, et
la mythologie germanique d'autre part, adaptée de la première un peu comme les
Romains adaptèrent les mythes grecs. les noms employés ici appartiennent à la
dénomination scandinave, et leur graphie est francisée tout en restant le plus
possible proche de la version originale, impossible à transcrire avec les
caractères modernes. Les quelques mots qui vont suivre concernent les
personnages principaux des sagas, présentés en contexte.
Pour ce que l’on en sait, la cosmogonie scandinave s’organise autour de dieux.
Les principaux sont Odin, dieu de la guerre ainsi que de la sagesse, son épouse
Frija, déesse du foyer, le dieu Thor au marteau terrible, qui protégeait le
séjour des dieux (on ne peut s’empêcher d’évoquer Zeus, Héra et Héphaïstos) et
Loki le fourbe, principe du Mal. Il y avait de nombreuses divinités secondaires
dont beaucoup n’avaient pas grande importance et fonction les dieux
constituaient à l’origine une confédération de deux tribus guerrières, les Ases
(une douzaine de dieux, les plus puissants) et les Vanes. La plupart des grands
héros ou monstres étaient des descendants des dieux, dont les célèbres
Walkyries, femmes superbes qu’Odin choisissait pour envoyer en apparition au
guerrier le jour de leur mort.
Car dans la mythologie scandinave, la mort
est omniprésente ; on pourrait même dire qu’elle est la principale
préoccupation de chacun et surtout des hommes, mortels bien évidemment, mais
qui ne sont pas à l’abri d’acquérir l’immortalité par de hauts faits. Il est
noble et glorieux par-dessus tout de mourir au combat, l’épée à la main et le
cri de guerre à la bouche. Les Walkyries, guerrières casquées montées sur des chevaux
aériens, survolaient les champs de bataille et portaient chance au plus
valeureux des belligérants. Il n’était pas rare qu’elle emporte avec elle le
plus beau des vainqueurs jusqu’au palais d’Odin où il festoierait, servi par
elles, pour l’éternité.
L’éternité scandinave a une relative longueur : il est dit qu’au dernier jour
du monde le Mal triomphera des dieux du Walhalla et qu’un feu gigantesque
embrasera tout l’univers, ne laissant plus que le néant.
On raconte qu’au commencement du monde,
n’existaient que deux entités. C’étaient Muspellheim, la région de feu que
défendait un gardien gigantesque nommé Surt, et Nibelheim, la région de glace
où rien ne subsistait. Entre les deux était l’abîme Ginnungagap, constitué du
néant originel. Au centre de l’univers trône un arbre titanesque, le frêne
universel : Yggdrasil, le cheval d’Ygg. Cet arbre primordial domine les neuf
mondes au-dessus desquels s’étend sa ramure épaisse et immense ; ses trois
racines plongent dans le sol à des endroits miraculeux : le séjour des dieux,
d’abord, Idavoll, le domaine des Ases situé près du puits d’Urd où ils viennent
chaque jour se divertir ; près du puits de Mime le sage, à Jotunheim ensuite,
au pays des géants ; et la troisième enfin, est ancré au sol glacé de
Nibelheim, dans la source de Hverggelmir au pays des brumes, là d’où surgirent
des fleuves empoisonnés. De là, naît pour Yggrdrasil un véritable supplice :
car chaque jour, sa racine est rongée par le serpent Niddhog, celui qui se
nourrit des morts et qui chaque fois qu’il en a une indigestion rogne la racine
par le dessous pour s’en remettre.
Yggdrasil est le symbole germain de la mort et de la renaissance éternels, et
du cycle des saisons. Il meurt et ressuscite perpétuellement, tandis que ses
racines restent ancrées au sol et sa ramure accrochée au ciel, formant l’union
entre ces deux univers. Niddhog, lui, " celui qui frappe haineusement
" est le symbole du Mal tel qu’il est vraiment : lent, latent, sournois et
patient, impossible à abattre et insidieux. Lors du Ragnarök, le Crépuscule des
Dieux, c’est-à-dire la fin du monde, il lui est promis de ne pas mourir. On
comprend pourquoi l’Occident médiéval a si bien adopté la vision du Mal sous la
forme d’un serpent, lorsque les pires crimes de ses ancêtres sont commis par
des vers monstrueux.
Le responsable de sa naissance est Loki, le
plus vil de tous les Ases, le beau Loki, surnommé le " détracteur des
dieux " et manifesté comme génie de l’air et du feu, ainsi que du désordre
et de l’insatisfaction. Marié à la fidèle Sygn, dont il a déjà un fils, il la
trompe cependant avec la géante Angerboda qui lui donne trois enfants : ce sont
des monstres. Il y a Hel, la déesse des Enfers, Fenrir, l’horrible loup ennemi
des dieux (celui qui brisera ses chaînes à la fin du monde et qui se retournera
contre eux) et Jormungand le serpent. Celui-ci vit dans le Midgard, le monde du
milieu. On le représente parfois se mordant la queue, comme l’Ouroboros des alchimistes
; il est si grand qu’il encercle le monde. En vérité, il se mord bien la queue
: et cela pour maintenir son équilibre avec celui du monde, qu’il enserre en
ses anneaux. Lorsqu’il venait de naître, Odin l’avait jeté à la mer, mais il
avait grandi tant et tant qu’il finit par faire le tour de la Terre. Trois
fois, Thor, le dieu au marteau, le rencontre, et trois fois, il se jure de
l’abattre. Les deux premières furent un échec ; la troisième aura lieu à la fin
des temps, et il a été prédit que Thor vaincra enfin Jormungand, mais que le
venin du serpent l’empoisonnera.
S’il est bien un dragon célèbre entre tous
dans la mythologie nordique, il s’agit de Fafner, ou Fafnir, un humain changé
en dragon par vilenie. Cette histoire est celle de Sigurd, le héros tueur de
dragon rendu célèbre par la tétralogie de Wagner (c’est la légende de l’anneau
des Nibelungen, les Nains sous la montagne, qui inspira Tolkien pour son fameux
roman) sous le nom de Siegfried. Cette histoire raconte qu’il y avait jadis un
fermier riche du nom de Hreidmar, très versé dans les arts occultes, qui avait
trois fils : Otter, Fafner et Regin. Otter avait le pouvoir de se changer en
loutre, et un jour qu’il s’était métamorphosé il fut tué, par erreur, par les
dieux. Hreidmar entra alors dans une colère noire, et exigea qu’on paie une
compensation en or pour la mort de son fils. Il voulait qu’on remplît d’or la
dépouille, et qu’on l’en couvrît. Les dieux obtempérèrent, mais l’or qui fut
donné avait été dérobé au nain Alberich, lequel jura malheur à quiconque
s’emparerait du trésor. Au milieu de ce trésor se trouvait un anneau d’or,
superbe et ordinaire, qui avait le pouvoir de corrompre ; Hreidmar fut
immédiatement séduit et s’en saisit. La cupidité le prit, et il refusa de
partager l’or entre ses fils restant. Fafner et Regin complotèrent alors pour
faire main basse sur le trésor, mais Fafner doubla son frère en assassinant son
père, et se métamorphosa en dragon, gagnant le plateau de Gnitaheid où il
s’installa, veillant jalousement sur son or jusqu’à la venue du héros
Siegfried, guidé par un mystérieux inconnu qui n’était autre que Odin déguisé.
Fafner n’abandonnant son trésor que pour un temps très court, le temps d’aller
boire à la rivière ; aussi le héros se dissimula-t-il parmi des branchages,
attendit-il et perça-t-il le ventre vulnérable du dragon de son épée
tranchante. Portant la main à ses lèvres, il goûta le sang du dragon et
s’aperçut bientôt qu’il pouvait entendre le chant des oiseaux ; puis il se
saisit du trésor, ignorant qu’il était maudit. Il est probable que ce récit
mythique ait donné naissance au thème récurrent du dragon gardien de trésor, en
même temps qu’il livre une réflexion symbolique sur l’avidité et le caractère
vain de celle-ci.
Que l’on soit bien clair : parler de dragon
alors que tous les dragons du Walhalla semblent être des serpents n’est pas
fortuit. La vision scandinave du dragon est tout à fait différente de celle,
colorée et optimiste, des orientaux. Il ne faut pas oublier qu’un dragon est
avant tout une créature écailleuse et de bonne taille, souvent pourvue de
griffes et d’intentions douteuses. La plupart du temps, la comparaison s’arrête
là entre le dragon d’Orient et le dragon occidental hérité des mythes
germaniques et celtiques et plus directement du monde médiéval. Si le dragon
est bien une créature ailée crachant le feu, c’est que le " dieu "
des Enfers chrétien règne sur un monde brûlant et sulfureux, et que l’une de ses
incarnations se doit de posséder tous les attributs de sa charge. Or, si le feu
n’est pas une si bonne chose pour les Germains, il reste néanmoins source de
chaleur, donc de vie, et de puissance – un rôle guerrier rempli par Thor par
exemple et par Odin. Tous les dragons illustres présentés ici sont donc des
serpents, ou plutôt un mélange surprenant entre le serpent et le ver : le ver,
c’est ainsi qu’on appelle volontiers le dragon dans les épopées saxonnes et
notamment la plus célèbre d’entre elles, Beowulf, où un héros attaque ce qui se
révèle être un énorme serpent noir et venimeux. Dans les récits celtes en
revanche, le dragon n’est que reptilien.
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